Performativité

Louise Boisclair

Petit aide-mémoire : trois définitions (performativité n'est pas dans Le Robert 1, édition 2003)

  1. activité (Le Robert) : " Chez un agent, Faculté d'agir, de produire un effet (...)"
  2. performatif (Le Robert) : "Austin (...) Énoncé qui constitue simultanément l'acte auquel il se réfère (ex. je vous autorise à partir, qui est une autorisation.)" Déjà abordé par Louise en novembre dernier.
  3. énoncé (Le Robert) : "Action d'énoncer; déclaration (...) ling. Résultat, réalisation de l'acte de parole (opposé à énonciation)" Et, à partir de là, un embryon de définition :

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Dans le cadre d'un spectacle, d'un concert, d'une performance, d'une installation, etc. la performativité réfère à la qualité d'une action ou d'une suite d'actions (mot, son, image) médiatisées ou non, effectué par un personnage sujet ou objet, qui produit un effet chez le spectateur,
constitue un événement en soi et met en acte du sens.

Marc Boucher

Performativité et rencontre à la scène du corps en mouvement et de l'image-mouvement{1} projetée

La notion de performativité{2} dans les arts de la scène peut d'abord être comprise en ce qu'elle comporte les notions de réussite ou de malheur (échec) : l'œuvre remplit-elle ses promesses, l'auteur la juge-t-elle conforme à ses desseins, le public y trouve-t-il un intérêt, l'histoire du théâtre la retiendra-t-elle, etc, choses que l'on pourrait être tentés d'évaluer quantitativement. Cela dit, la notion de performativité semble plus intéressante et plus utile si on considère qu'elle recouvre les deux notions suivantes : action et ostention, autrement dit le faire et le montrer que l'on fait. La performativité se rapprocherait ainsi du sens que lui donnent les théoriciens et praticiens du Performance art, en ce qu'elle comporte nécessairement une dimension critique, réflexive.

La performativité des images-mouvement tient d'abord au fait qu'elles procurent des sensations kinesthésiques. Ces images-mouvement sont pas simplement icônes animés, elles sont davantage du côté du performatif que du constatif, pour reprendre la distinction fondamentale d'Austin. Ces images-mouvement peuvent également contribuer à des expériences de synesthésie dans un contexte scénographique en ce qu'elles entrent dans la synthèse sensorielle. L'impact sensoriel peut produire une expérience qui agit intensément sur le spectateur sans qu'il sache trop de quoi il s'agit ; le metteur en scène aura peut-être libéré des forces (tensions spatiales et rythmiques) qui lui échappent, et dont le caractère peut être assez aléatoire dans les cas où les images-mouvement sont produites et manipulées en temps réel. Ce qu'il y a de plus spécifiquement performatif dans la présence des images-mouvement projetées sur la scène dépend de chaque mise en scène, voire de tout ce qui se retrouve sur scène (objets, actions, mouvements, gestes, sons, paroles, lumières, etc.).

On ne peut, par ailleurs, séparer absolument ce qui fait signe de ce qui est senti, le signifiant étant nécessairement perçu par les sens. Aussi, l'appétit sémiotisant est insatiable, on ne peut pas ne pas chercher à faire sens. Nous distinguons ainsi théâtralité et performativité, et nous leur rapportons respectivement ce qui tient davantage du sens, et ce qui tient davantage de la sensation. Carlson{3} , évoque d'une manière analogue la dinstinction entre les approches théoriques sémiotiques (basées sur un modèle « de mimesis ») et phénoménologiques (basées sur un modèle « de sensations physiques »). « Dans la mesure où la performance moderne s'est définie en opposition avec le théâtre traditionnel, elle s'est alignée sur ces divisions théoriques : elle privilégie l'aléatoire et la conscience physique de la situation performative alors que le théâtre conventionnel privilégie le contrôle et la distanciation mimétique. »{4} Carlson évoque aussi la typologie des jeux de Roger Caillois{5}. Dans cette classification, deux catégories de jeu attirent son attention car elles ont des fonctions plutôt « subversives », étant caractéristiques de la performance moderne, à savoir les jeux de hasard (alea) et les jeux de vertige (ilinx).

La chance, ou la malchance, est symbolisée dans les résultats imprévisibles du jeu de dés. Aux vertus de maîtrise de soi, de réflexion, d'habileté, d'adresse requises dans les jeux agonistiques se substitue ici un comportement de démission, de passivité, d'attente: la confiance dans le destin prévaut sur l'affirmation de soi, à moins que celle-ci ne se réduise à celle-là. […] Le ressort de ces pratiques [vertige] réside dans la recherche d'une perte de soi provisoire, éprouvée jusqu'en un point où coïncident le plus grand affolement des sens et la plus grande jouissance psychique: le vertige est le principe de ces jeux, auxquels peuvent sans doute être rattachées des pratiques sportives qui, sans aller jusqu'à procurer une émotion proche de la transe, font naître une relative ivresse, celle de la vitesse notamment.{6}

Aussi il faut préciser que les esthésies produites par les images-mouvement, spécialement dans un contexte scénographique, sont difficilement analysables, étant donné le nombre et la complexité des interactions dynamiques entre le corps (ou les corps) et les images.

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  1. L’image-mouvement, est une locution empruntée à Gilles Deleuze. Elle ne renvoie pas à une image qui se déplace mais à une image dont l’essence est le mouvement.
  2. cf.Le trésor de la langue française informatisé du CNRS (Nancy) http://atilf.inalf.fr/tlfv3.htm « PERFORMATIF, -IVE, adj.LINGUISTIQUE A. [D'après la théorie d'Austin, en parlant d'une catégorie de verbes] Les verbes performatifs seraient ceux qui non seulement décrivent l'action de celui qui les utilise, mais aussi, et en même temps, qui impliqueraient cette action elle-même. Ainsi, les formules « Je te conseille de... », « Je jure que... », « Je t'ordonne de... », réaliseraient l'action qu'elles expriment au moment même de l'énonciation (GREIMAS-COURTÉS 1979). B. P. ext. [En parlant d'énoncés, d'actes de lang.] Qui réalise une action par le fait même de son énonciation. Anton. constatatif. Fonction performative. Vouloir traiter les énoncés performatifs comme des propositions au sens strict revient à les déclarer dénués de sens (puisque ni vrais ni faux) ou à les considérer comme des pseudo-propositions, à moins d'élargir la notion de sens pour y introduire, en plus des valeurs de vérité, des notions comme celles de « réussite » ou de « malheur » de la parole (THINÈS-LEMP. 1975). »
  3. Marvin CARLSON Performance : A Critical Introduction. London : Routledge, 1996, p. 27
  4. « To the extent that modern performance has defined itself in opposition to traditional theatre, it has largely followed these theoretical divisions, championing the operations of chance and the physical awareness of the performative situation against the control and the mimetic distance of conventional theatre. » ibid.
  5. Les jeux de compétition (agon), d'imitation (mimicry) étant caractéristiques du théâtre conventionnel.
  6. Données encyclopédiques, copyright © 2001 Hachette Multimédia / Hachette Livre, source : http://fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/ni/ni_1638_p0.html

Menez Chapleau

En nous inspirant des synthèses de Schechner (2002), rappelons d’abord quelques notions reliées au concept de performance. Premièrement, la performance est faite d’actions qui se montrent ; elle privilégie l’extériorité de l’action, puisque « performer » c’est montrer le « faire ». On peut la décrire comme étant une restauration de comportements (Barba et Savarese, 1995) et une représentation de comportements (dans le sens très matériel, extérieur et objectif du terme). Deuxièmement, puisqu’un comportement est toujours fait d’actions qui, elles-même, répètent, représentent ou imitent (du moins en partie) d’autres actions, l’idée de performance, dans son acception la plus large, peut s’appliquer à n’importe quelle action ; dans cette optique, toute action serait donc performance.

L’usage métaphorique du concept permet d’élargir encore davantage son champ d’utilisation et de l’appliquer à n’importe quelle réalité, à n’importe quel phénomène, à n’importe quelle expérience : métaphoriquement, tout peut être étudié selon les paramètres spatio-temporels qui caractérisent une « action qui se montre ». Cette notion de performance utilisée métaphoriquement rejoint l’idée de performativité.

Les mots performatif et performativité évoquent évidemment une grande quantité de concepts (des actes performatifs de Austin à la construction du genre de Butler, en passant par la déconstruction de Derrida). Néanmoins, au-delà de ses multiples significations, il est possible d’entrevoir que la performativité désigne tout simplement ce par quoi la performance est possible, c’est-à-dire la dimension dynamique ou active (qu’elle soit concrète ou imaginée, littérale ou métaphorique) d’une réalité (que celle-ci soit matérielle, affective, symbolique, conceptuelle, etc.). La notion de performativité s’appliquerait alors toujours à une réalité comme si elle était une action ou comme si elle était faite d’actions concrètes, matérielles, de « faire », qui se déploient dans le temps et l’espace.

SCHECHNER, Richard. 2002. Performance Studies: An Introduction. New York: Routledge, 304 p. BARBA, Eugenio, et Nicola SAVARESE. 1995 [1991]. L’Énergie qui danse. L’art secret de l’acteur. Un dictionnaire d’anthropologie théâtrale. Lectoure (France) : Bouffonneries - Contrastes, n° 32/33, 271 p.

Liviu Dospinescu

Aspects généraux de la performativité

Cette réflexion ne représente qu’un aspect de la performativité qui, à mon sens, n’a pas suffisamment été explicité dans les travaux du groupe. Premièrement, il s’agit de clarifier le caractère pré-esthétique et pré-sémiotique de la performativité, le fait qu’elle correspond à un fait de perception (selon W. Sauter (2001) perception – côté spectateur –, est le processus homologue à présentation – côté production ; en même temps réception correspond à représentation). Par ailleurs, si

performativité = “per-” + “-format-” (‹ forme) + “-ivité”, ou per- exprime l’idée de « but », -ivité est un suffixe signifiant « attribut, caractère, propriété, qualité de ˜ » et format est le thème du mot performativité.

Alors, dans un premier temps, performance (per- + -formance) peut être entendue comme le processus même de « production d’une forme » ou comme action ou processus conduisant à une forme. Il s’agit donc de la mise en forme de certaines qualités.

Rapportée à une phénoménologie de l’observation, la performativité peut être interprétée comme le caractère d’être-là d’un objet, dans le champ de vision de l’observateur. Autrement dit, il s’agit de la priméité des qualités ou traits qui déterminent la perception d’un être. Une qualité est performative parce que le spectateur la perçoit d’abord, sans l’interpréter. Le spectateur est en face de l’objet physique phénoménal, par exemple une chaise Louis XVI, une femme qui traverse la scène, un homme assis sur un tabouret la tête dans les mains, une lumière bleue éclairant une partie de la scène.

Dans la performativité, on perçoit (connaît certaines qualités de) l’objet chaise Louis XVI – si l’on reconnaît le style “Louis XVI” –, ou tout simplement l’objet chaise qui se présente selon certains traits qui lui sont spécifiques. Il ne s’agit pas, dans la perception, de la chaise d’un univers symbolique particulier, il ne s’agit pas de la chaise qui construit un univers fictif, par exemple la salle du trône ou l’absence d’un personnage ou l’absence comme idée du vide existentiel (par exemple dans Les chaises, d’E. Ionesco).

Une femme qui traverse la scène produit comme fait premier de perception cette qualité qu’elle expose en se déplaçant d’un bout à l’autre de la scène ; il n’y a pas de référence à un espace précis, à une entrée dans ou sortie de l’univers fictif, ce n’est pas tout de suite un fait de représentation.

L’homme assis sur un tabouret la tête dans ses mains offre comme faits de perception l’attitude (c’est-à-dire les traits : « assis », « la tête entre le mains », etc.). Ces traits sont performatifs parce qu’ils sont en train de créer une forme en préfigurent les fait(s) de perception de cette forme. L’homme n’est (dans les premiers instants de perception) ni « triste », ni « désespéré », ni « fatigué », ni « aveugle ». Les traits figuratifs qui créent la forme “homme assis sur un tabouret la tête dans ses mains” peuvent donner lieu à de telles interprétations en fonction du contexte, en fonction de leur mise en réseau (!) avec d’autres traits / faits de perception des objets (et actions) de la scène. On peut parler de performativité “pure” tant que les traits en questions ne développent pas de réseaux de signification, tant qu’ils sont pris séparément est « appréciés » SEULEMENT en ce qui a trait à leur NATURE, tant qu’il ne développent pas de référence autre que leur propre ETRE.

La lumière bleue qui éclaire une partie de la scène a aussi des traits qui « impressionnent la rétine du spectateur » : la couleur « bleue », le caractère « diffus » ou « concentré », l’intensité. On ne perçoit pas un « air de tristesse » ou une « atmosphère romantique », ni « le soir » ou « la nuit » qui sont des faits de représentation respectivement d’interprétation. C’est ce que nous percevons et non pas ce que nous interprétons qui est lié à la performativité. C’est pourquoi la performativité caractériserait un état pré-esthétique (forme non encore définie) et pré-sémiotique (contenus indéfinis ou référence « zéro ») de l’objet. Pré-esthétique et pré-sémiotique, parce que l’esthétique et le sémiotique sont des états caractérisant les RÉSEAUX de traits figuratifs, respectivement sémantiques. Une esthétique ou une sémiotique particulières ne peuvent être repérées en dehors d’un réseau de relations et d’une syntaxe permettant à les reconnaître comme telles. On reconnaît une esthétique ou une sémiotique si les traits ou qualités des présences scéniques constituent un enchevêtrement syntagmatique. A l’opposé, la performativité définit donc le paradigmatique.

La performativité est l’état premier de manifestation d’un signe et consiste en cela que le signe s’auto-représente ou s’auto-réfère ou ne réfère à rien d’autre qu’à lui-même (sinsigne… si l’on veut). Sa fonction référentielle est à l’état latent. Le processus de symbolisation n’étant pas encore déclenché, le signe ne peut référer à autre chose qu’à lui-même. C’est ce qui caractérise avant tout les signes naturels.

Dans la performance, avant toute interprétation, les qualités de l’objet scénique ou du performeur sont les premières à « impressionner la rétine du spectateur ». La perception de ces qualités peut ensuite donner lieu à une interprétation si le spectateur reconnaît (ce qui implique l’existence d’un code) un système de relations (une syntagmatique) lui permettant d’investir de sens les qualités respectives.

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Note

Ce n’est pas le signe de Saussure, celui que l’on explicite par le couple signifiant / signifié. Il n’y a pas encore ce clivage à l’intérieur du signe. C’est plutôt le « signe vivant » chez Peirce qui est à entendre comme une manifestation sans référence précise ou dans la référence n’est pas figée. Ou encore, c’est simplement une forme en quête de sens. Une fois le sens trouvé, nous pouvons parler de symbole (chez Peirce) qui est plus près de signe dans la conception de Saussure.

Andrée Martin

Performativité ou performativités? Parle-t-on d’une ou de plusieurs performativités, comme on peut parler à la fois d’un et de plusieurs corps? À la base, il semble que la performativité implique le corps, et plus spécifiquement la question de la présence à soi et au corps dans l’instant présent. Elle serait l’être-là du comédien, danseur, performeur, musicien, etc., la manifestation de leur être au monde et de leur être dans le monde, au moment où se joue la performance. Un être/corps où naissent, se construisent et se transforment les actes et les événements, au présent, d’une oeuvre. La performativité comme manifestation de l’expérience immédiate avant même que la pensée n’intervienne; comme phénomène d’avant le surgissement de la pensée.

Dans son article ‘Un regard vulnérable. Observer la danse à travers la phénoménologie’, Sondra Fraleigh affirme que «l’art est une tentative de donner du corps à l’existence». En ce sens, la performativité serait cet instant où l’œuvre se donne du corps, prend corps, à travers la présence humaine. La performativité contiendrait ainsi, et en elle-même, une dimension phénoménologique, en ce qu’elle serait un acte au présent, une expérience corporelle concrète, un agir dans l’immédiateté de l’œuvre en train de se faire.

Louise Poissant

Je partirais des 3 concepts de base de la pragmatique énoncés par Françoise Armengaud (La Pragmatique. Que sais-je). Je résume :

  1. Le concept d’acte : parler ce n’est pas que représenter, c’est aussi agir = agir sur autrui = interaction, transaction
  2. Le concept de contexte : la situation concrète où des propos sont émis (le lieu, le temps, l’identité des interlocuteurs, etc.)
  3. Le concept de performance = l’accomplissement d’un acte en contexte = compétence communicationnelle = actualisation des compétences

On pourrait relier ces 3 concepts à diverses théories. Celles-ci me semblent particulièrement adaptées à notre question de recherche :

  • Le 1er concept, nous ramène aux travaux de Wittgenstein contre le mentalisme : le langage ne traduit pas la pensée. La pensée est elle-même langage, ou disons qu’elle n’est pas sans le langage (sous toutes ses formes)

Par ailleurs, Wittgenstein a développé la notion de jeux de langage pour rendre compte des diverses choses que nous accomplissons (diverses actions) à travers le langage : promettre, prouver, décrire, commander et obéir, inventer une histoire et la lire, etc…

Applications au théâtre et aux arts de performance : les personnages virtuels et autres effets d’éclairage, de projections etc. ne font-ils que remplir un décor, camper une scène, servir d’accessoires. Ne font-ils que représenter ? Ne sont-ils pas, parfois, investis d’un autre rôle, déterminant pour le déroulement de la performance : celui de partenaires accomplissant une ou des actions qui vont orienter le déroulement du récit ou des actions de la performance.

En ce sens, ces « effets » jouent un rôle qui excède le strict domaine de la représentation. Ils agissent, interagissent. Ils peuvent servir à

  • Gérer les dispositifs scéniques par le biais de capteurs, d’émetteurs, etc.
  • Créer des effets de présence (personnages virtuels notamment). En paraphrasant Ayers (1962) et Recanati (1979), on pourrait dire que les personnages virtuels sont performatifs dans la mesure où ils cessent de « représenter » et où ils instaurent, à l’instar des énoncés performatifs, une « réalité nouvelle ». Dans la mesure où ils imposent une présence à titre d’acteur ou de partenaire d’une performance.
  • Établir des niveaux et des méta-niveaux de langage (dispositif narratif, flash back, contenu d’une réflexion comme une bulle en bd, référence à des degrés de réalité allant de la matérialité de la scène aux personnages virtuels, etc.)
  • Serait performatif ce qui sert d’embrayeurs d’action
    Le 2e concept avait déjà été anticipé par Peirce et par C. Morris dans leur sémiologie qui étudiait les 3 dimensions du langage :

Niveau sémantique : rapport des mots aux objets Niveau syntaxique : rapport des mots entre eux

Niveau pragmatique : rapport des mots aux interlocuteurs. On comprend que ce dernier niveau introduit la notion de contexte puisque les interlocuteurs se trouvent dans une situation concrète. Elle peut aussi porter sur les liens sémantiques.

Applications au théâtre et aux arts de performance : Les dispositifs scéniques peuvent créer un lieu et des changements de lieu, des effets de temporalité différents (temps abstrait de Nam June Paik, différé, etc.). Ces lieux peuvent même jouer le rôle d’un partenaire comme on le dit de la température dans la littérature québécoise et canadienne. Ces dispositifs peuvent aussi créer un événement qui devient l’occasion et le centre de l’action. (une maladie, une tempête, etc). Ils peuvent aussi permettre de gérer l’interactivité entre les personnages et entre les personnages et le public. Le type d’interactivité sollicitée dépendra d’ailleurs essentiellement du dispositif à travers lequel s’institue cette interactivité.

Serait performatif, ce qui convertit le contexte en élément interactif.

Le 3e concept, celui de performance, a été introduit par les deux autres. On comprend qu’il s’agit d’une interpénétration entre acte et contexte, entre virtuel et réel, entre acteur et dispositif scénique (incluant éventuellement le spectateur). Il s’agit ici de mesurer les effets de réel produits. Lorsqu’il s’agit de personnages, on peut parler d’effets de présence. On peut mesurer ces effets en degrés allant du moins au plus présent (ou convaincant ou réussi). On peut aussi chercher à déterminer et à qualifier leur rôle, ou comment ils ont orienté l’action

Applications au théâtre et aux arts de performance : La rencontre de personnages virtuels et de divers effets de scène avec des acteurs réels selon diverses modalités ou techniques (projections, téléprésence, morphe, interpolation, incrustation, chroma key, etc.) en fonction des scénarios et des effets recherchés. On peut notamment mesurer les effets de présence (fantomatique, fantaisiste, grotesque, simulation, leurres, vérisimilitude, etc.) ou les qualifier en fonction de leur rôle :

  • de déclencheur de l’action et de partenaire réel
  • d’intégrateur de divers éléments en vue de créer un nouveau sens émergeant de cette intégration même
  • de révélateur de niveaux de langage, de liens, d’éléments essentiels à la conpréhesion (indices, leitmotiv, idéologie politique, etc.)
  • d’interface entre divers éléments du spectacle (rôle matériel de déclencheur) avec les spectateurs (ex. une même lumière qui enveloppe la scène et les spectateurs).

Renée Bourassa

Une première lecture de la notion de performativité

Une première approche du performatif s’inscrit dans la lignée des arts de performance et conteste les dimensions discursive, narrative et sémiotique de la théâtralité pour y opposer un regard phénoménologique qui met en valeur la présence physique immédiate, la corporalité du performeur au sein d’un réseau pulsionnel, son identité réelle par rapport à l’illusion théâtrale du personnage inscrit dans un univers prédéterminé. L’émergence des arts de performance prend racine au début du XXe siècle dans les expérimentations des avant-gardes modernistes : futurisme, théâtre expérimental issu de la révolution russe, Bauhaus, dadaïsme et surréalisme . Cette trajectoire se poursuivra tout au long du XXe siècle par leur croisement avec les arts visuels et le multimédia. Les avant-gardes artistiques cherchaient à s’affranchir des formes d’art établies ou institutionnalisées pour générer un foisonnement hétéroclite d’oeuvres ouvertes aux formes indéterminées. En se croisant avec les influences issues des formes populaires comme le cirque, le music-hall et le cabaret, ces divers courants issus des arts de performance cherchaient à se démarquer d’une forme de théâtre plus traditionnel qui enfermerait l’art scénique dans un système symbolique pour valoriser plutôt la corporalité, l’immédiateté et l’exploration des forces instinctives.

Dans l’approche phénoménologique issue de l’esthétique moderniste, les arts de performance contestèrent le modèle sémiotique de la scène fondé sur les signes qui représentent et qui renvoient donc par définition à des absences. Cette perspective valorise la notion de présence et focalise sur la force expérientielle de l’événement, acte de présentation plutôt que de représentation, tout en rejetant les valeurs communicatives de l’art au profit de son expressivité. Pour plusieurs pratiques issues des arts visuels dans le sillon du modernisme, une esthétique phénoménologique de la présence pure oriente ce rejet de la représentation. La notion de théâtralité porteuse de connotations discursives, symboliques ou narratives devient alors péjorative. Cette manière d’aborder le performatif en opposition radicale avec le théâtral s’est modifiée au cours des dernières années pour glisser de ce paradigme moderniste vers une conception qui remet en question le clivage entre les notions de performativité et de théâtralité. Derrida a contesté l’immanence d’une esthétique phénoménologique de la présence pure pour y substituer une oscillation entre présence et absence dans les jeux de langage qui ne renvoient qu’à eux-mêmes en minant l’illusion référentielle. De renvoi en renvoi, la circulation des signes abolit l’idée de la présence pleine, soit d’une origine utopique qui échapperait au langage dans la plénitude du monde . Selon la lecture derridienne, puisque le réel ne nous est accessible que par l’entremise des signes, il n’y a pas de hors-texte ou de référent. On ne s’échappe pas du processus infini de la semiosis.

En prenant acte de ces diverses lectures, la question de la présence immédiate et corporelle de l’acteur s’inscrit de manière irréductible dans le procès sémiotique; les aspects performatifs qui s’y lient participent de la signification esthétique tout comme le système symbolique qu’engendre la narrativité. Un modèle complexe de la représentation scénique met en relation les deux notions de performativité et de théâtralité qui ne s’opposent plus de manière radicale mais travaillent de manière complémentaire en s’imbriquant l’une dans l’autre. Le performatif réfère à l’acte énergétique chevillé à la corporalité et renvoie à la part organique de l’humain qui échappe à la représentation théâtrale en tant que pur système symbolique . Il s’y insère dans une oscillation constante entre présence et absence : celle du corps physique qui opère dans l’immédiateté, celle qui trace le champ des significations par la médiation symbolique. En effet, les dimensions corporelles et énergétiques du performatif se tissent dans « l’ici et maintenant » et dans l’imprévisibilité de l’événement pour déconstruire par moments les codes sémiotiques de la théâtralité. D’autre part, ceux-ci agissent toujours au cœur de la représentation pour générer la signification et brider le performatif qui risque, à l’état pur, de basculer vers le spectaculaire. Ainsi, le performatif inscrit la présence, où le signe réfère à lui-même hors du symbolique, au sein de la représentation qui l’endigue. Le performatif participe également au processus de la signification mais en inversant l’ordre du symbolique pour convoquer l’ordre de la sensation et de l’instinctif au sein de la théâtralité. La relation entre performativité et théâtralité définit deux pôles qui tracent un champ de tensions entre énergétique corporelle/immédiateté/ordre de l’instinct et réseau symbolique/médiateté pour moduler le spectre potentiel des formes scéniques. Celui-ci reflète la pluralité des hybridations qui peuvent s’intriquer entre les deux pôles.

D’autre part, le déploiement des nouveaux médias et la prolifération des signes qu’il engendre déréalise le monde en substituant ses simulacres à la présence immédiate. L’intrication du corps de l’acteur avec les univers de signes engendrés par les nouveaux médias concrétise l’oscillation entre présence et absence qui travaille la notion de théâtralité. Les arts scéniques superposent désormais l’exploration physique du corps dans l’immédiateté à une esthétique médiatique, éclectique, fragmentaire et métissée qui fait appel aux images projetées (fixes ou mobiles), à l’incorporation de moniteurs vidéos et d’écrans aux formes inventives ainsi qu’à la musique numérisée et spatialisée […].

Une seconde lecture de la notion de performativité

Un second sens du terme « performativité » provient de la philosophie du langage ainsi que de la pragmatique issue de la philosophie anglo-saxonne, en particulier à partir des travaux de John Austin et de John Searle. Cette tradition se penche sur la nature et la fonction du langage en tant que discours placé dans une perspective communicationnelle. La pragmatique se situe elle-même dans la lignée de la rhétorique antique , qui visait l’efficacité du discours en situation. En analysant les faits de langage, Austin avance qu’un énoncé performatif est un acte de langage qui ne se contente pas de dire, mais qui agit, fait quelque chose en lui-même. Par exemple, l’énoncé linguistique « je te baptise » performe l’acte même qu’il décrit. Il ne renvoie pas à un référentiel, mais il accomplit ce qu’il dit en instaurant une réalité par le fait même de son énonciation. L’acte énonciatif ne se mesure pas en terme de vérité d’une proposition, mais de sa réussite ou de son échec dans la situation communicationnelle singulière. En terme rhétorique, il se mesure à sa force persuasive ; c’est en cela même qu’il devient performatif. Ainsi, pour évaluer cette réussite, l’acte d’énonciation se lie de manière nécessaire à son destinataire. Selon Austin, « la force perlocutoire » d’un énoncé provoque un effet sur le récepteur. La performativité prend en compte non seulement le contenu d’un énoncé, qui peut être verbal ou non-verbal, mais aussi, surtout même, le contexte de l’énonciation.

Élargie à la théâtralité, l’analyse de l’énoncé déborde le domaine linguistique et étend sa portée pour devenir une théorie de l’action . Elle se transpose au langage polysémique de la représentation scénique dans toute son épaisseur signifiante qui s’incarne dans une matière de l’expression plurielle. Cette écriture polymodale participe alors à l’énonciation théâtrale pour démultiplier les actes de langage : un projecteur scénique, un dispositif technologique ou un élément de décor devient énonciatif au même titre que la réplique d’un acteur et fait éclater le cadre traditionnel de la notion de théâtralité pour l’inscrire comme acte communicationnel destiné à un récepteur, le spectateur.

En suivant la piste de l’analyse pragmatique, la performativité renvoie globalement à l’efficacité communicative d’un système et renvoie à la préhension technologique du monde selon un modèle lié aux concepts issus de la cybernétique , en se penchant sur les processus récursifs ou de bouclages interprétatifs et d’interactions dynamiques à l’œuvre dans la relation entre la représentation et le regard. Cette manière d’envisager la performativité permet de baliser la rencontre entre le théâtre et les nouvelles technologies. Ces dernières élargissent l’éventail des procédés par lesquels l’acte théâtral communique avec la subjectivité (et la sensibilité) du spectateur. La dynamique de la performativité ne renvoie pas seulement à l’instrumentalité de la technologie au niveau formel, mais elle se lie également à la configuration narrative de la représentation théâtrale en tant que véhicule des significations dans son efficacité communicationnelle.

En suivant l’approche pragmatique, le projecteur scénique ou le dispositif vidéo participent à la prestation narrative et agissent sur la sensibilité du spectateur par leur force perlocutoire. L’espace scénographique lui-même, travaillé par ses dispositifs technologiques, contribue à la dramaturgie qui n’est plus seulement l’apanage de l’acteur. Comme nous l’avons vu plus tôt dans le Busker’s opera de Lepage, un dispositif d’amplification sonore ou de captation visuelle peut opérer en cadrant un détail scénique pour le grossir dans un effet de loupe. De même, en modifiant le contexte dans lequel se pose le geste de l’acteur et en accentuant son efficacité expressive, un projecteur scénique peut découper le corps et le moduler dans une dynamique qui relève de la performativité. En effet, l’éclairage agit sur le matériau expressif pour communiquer l’effet esthétique au spectateur, qui le remodèle alors dans son regard. La performance physique de l’acteur devient dès lors indissociable du cadrage opéré par l’éclairage scénique qui se fusionnent dans une relation performative visant à l’efficacité esthétique. Ainsi, au lieu de considérer l’action corporelle de l’acteur ou celle du projecteur scénique comme les unités séparées d’une structure, elles se déchiffrent plutôt en tant qu’actions complexes en interaction les unes avec les autres qui intègrent la performativité (actes illocutoires, effets sur le spectateur) au sein du processus de significations tissé par la configuration narrative de l’oeuvre et le lacis interprétatif qu’elle convoque .

Interprétée selon ce cadre pragmatique, la performativité scénique renvoie donc en premier lieu à la relation entre le spectateur et la représentation dans un système qui suppose un rapport dialogique entre l’œuvre et la réception. L’acte de langage est alors compris dans un sens large et réfère à l’armature signifiante de l’oeuvre qui communique une intention au spectateur et provoque un « effet » sur ce dernier. Le « succès » de l’acte se mesure à la manière dont la représentation agit sur le spectateur ; elle rend compte non pas de la « vérité » d’une proposition qui se mesurerait à l’aune d’un critère objectif, mais bien de « l’efficacité esthétique » du système représentation-spectateur. La performativité se relie donc à la subjectivité et varie selon la sensibilité de chaque spectateur, selon le bagage cognitif que celui-ci investit dans sa relation à la représentation théâtrale. Une pièce de Shakespeare, par exemple, n’entre pas en relation avec le spectateur de la même manière si celui-ci connaît tout le contexte d’où est tiré le drame, s’il a vu plusieurs interprétations de l’œuvre par des metteurs en scène différents. La force persuasive et la portée esthétique de l’œuvre dépendront largement soit des attentes et des compétences théâtrales ou des repères culturels du spectateur, soit des antécédents qui déterminent son regard. Une dramaturgie contemporaine s’efforce précisément de stimuler ces réseaux référentiels, en superposant plusieurs niveaux de lecture et en traçant un palimpseste qui multiplie les espaces vides où peut se glisser l’activité interprétative du spectateur. Ainsi, la performativité, prise dans le sens du « succès esthétique » d’une œuvre, dépend intimement de la relation qu’elle réussit à créer avec le spectateur qui la capture dans les rets de son propre imaginaire. Le jugement sur la réussite de l’acte performatif dépend du spectateur. De plus, une même représentation dans un même lieu modulera une pluralité de regards selon la sensibilité propre de chaque spectateur qui multiplie les prestations performatives dans la réception de l’œuvre. […].

Le processus métaphorique s’inscrit au cœur de cette dynamique; c’est le principe qui opère les clivages entre réel et fiction, entre espace réel et espace poétique, entre acteur et personnage, entre cadre et hors-champ pour déterminer l’espace de la théâtralité investie par la performativité. Ces clivages créent le monde fictionnel en ouvrant chez le spectateur un espace mental qui saisit l’œuvre dans un processus d’appropriation. La représentation n’est plus un objet matériel « placé devant » le spectateur, mais devient plutôt une passerelle vers l’imaginaire qui la dématérialise. Il s’agit d’un passage métaphorique qui instaure la construction de l’espace poétique à travers le filet interprétatif du spectateur. Figure de style empruntée à la rhétorique, la métaphore se place au cœur du processus inventif au sein des jeux de langage. Elle implique un transport entre un sens concret et figuré, un déplacement « qui fait image », un écart par rapport à l’usage courant qui déplace le sens et instaure l’innovation sémantique. Instrument de la pensée créatrice, le processus métaphorique tisse les filets que nos systèmes de représentation jettent sur le monde. Il agit non seulement au niveau du mot par son rôle créateur dans la phrase, mais également au niveau de l’énoncé verbal ou non-verbal qui opère, au sein de la théâtralité, comme principe dynamique de configuration. Le processus métaphorique crée le dédoublement entre l’acteur réel et le personnage, ou encore entre l’objet quotidien et sa transposition dans l’univers poétique. Il opère les divers clivages qui assurent le passage entre espace quotidien et espace de la représentation, entre réel et fiction, entre acteur réel et personnage, entre objet réel et virtuel dans un acte disjonctif qu’opère le spectateur.

Dans cette perspective, la « représentation » ne désigne plus seulement l’univers de signes qui se déploierait à l’extérieur du sujet, mais bien sa relation avec le système mental du spectateur qui la saisit dans sa toile pour opérer le processus métaphorique. En captant la représentation dans les mailles des réseaux hypertextuels, la linéarité se brise. Au lieu d’un déroulement qui entraîne la représentation dans un fleuve linéaire, le processus herméneutique à l’œuvre chez le spectateur convoque une lecture rhizomatique de la représentation. Les indices sémiotiques ou encore les traces performatives sont autant de germes qui se déposent dans l’espace mental du récepteur pour y essaimer. Selon la force perlocutoire de l’œuvre, ces empreintes se creusent dans son esprit bien après avoir assisté à la représentation scénique pour y poursuivre leur forage de l’espace poétique.

Le chemin parcouru jusqu’ici nous a permis d’investiguer comment deux significations du concept de performativité provenant d’horizons théoriques différents travaillent la notion de théâtralité pour la remodeler. Celle-ci ne se lit plus en opposition avec le performatif, mais bien en symbiose pour intégrer le plan de l’instinctif avec celui du symbolique. D’autre part, les liens que la théâtralité entretient avec la narrativité démarque l’approche théâtrale des autres champs d’expérimentation scénique. En effet, cette dernière négocie la tension entre présence et absence par un rapport dialogique qui s’inscrit globalement dans un système de signification narratif et lui subordonne la performativité technologique qui vise non pas la virtuosité mais l’efficacité esthétique dans une relation œuvre-spectateur. C’est par l’interprétation du spectateur que le champ tracé par la performativité s’intègre à la théâtralité pour accéder à la signification esthétique.

En portant le regard sur les formes narratives en émergence dans le cybespace, nous verrons maintenant comment ces traits constitutifs marquent la spécificité théâtrale dans son incarnation scénique par rapport à sa manifestation dans d’autres contextes médiatiques.