Axes de recherche
Notre problématique s’est articulée jusqu'à présent principalement sur les notions de théâtralité et de performativité qui constituent deux grands paradigmes qui parcourent le champ artistique de ces trente dernières années. Nous les avons définies (voir les deux collectifs sur le sujet, 2003 et 2006). Ces travaux ont fait émerger une nouvelle problématique concernant le rôle désormais déterminant de la présence que ce soit celle des personnages virtuels ou celle des acteurs sur scène dans le cadre de nombreuses productions au théâtre, en danse, à l’opéra et dans des réalisations en arts médiatiques. En paraphrasant Ayers (1962) et Recanti (1979), on pourrait dire que les personnages vivants ou virtuels sont performatifs dans la mesure où ils cessent de « représenter » et où ils instaurent, à l’instar des énoncés performatifs, une « réalité nouvelle ».
Nous souhaitons approfondir cette thématique pour investiguer les diverses formes d’interpénétration entre le virtuel et le réel et mesurer les effets de réel produits. Nous examinerons plus particulièrement les productions où des personnages virtuels sont appelés à interagir avec des acteurs réels suivant diverses modalités ou techniques (projections, téléprésence, morphe, interpolation, incrustation, chroma key, etc.) en fonction des scénarios et des effets recherchés (M. Lemieux, D. Rokeby, S. Gibson, G. Scott White, K. Wodiczko, P. Jackson (Seigneur des anneaux), E. Bilal (Immortel), D. Marleau, R. Lepage, etc.). Nous souhaitons mettre également en lumière les divers dispositifs, tant dans le théâtre que dans la danse, l'opéra ou les arts médiatiques qui intègrent des façons de faire oubliées (Pepper ghost effect, lanterne magique, orgue à couleurs...), ou des interfaces à la fine pointe de la technologie (fibres interactives, écrans sensibles et interactifs, nouvelles formes de projections, dispositifs de captation du mouvement des acteurs, de régie des éclairages par le mouvement, des effets d’enregistrements, des effets sonores et musicaux.
Pour cela, il nous semble fondamental de placer au centre de notre recherche la notion de « présence », concept qu’abordent divers ouvrages théoriques que ce soit par le biais de la voix, de la prestance corporelle, du souffle ou du mouvement. Mais qu’est-ce qui crée le sentiment de présence face à un dispositif technique, le téléphone par exemple que Cocteau avait élevé au rang de partenaire dans La Voix humaine en 1929 ? Une fois dépassé l’effet magique de l’apparition de l’image virtuelle qui méduse le public depuis les ombres chinoises, les projections des lanternes magiques, des orgues à couleur, quels rôles le personnage virtuel est-il appelé à jouer ? Et selon quels dispositifs, quelles interfaces, est-il appelé à renouveler la dynamique entre le jeu des acteurs, le rôle des spectateurs, les décors, l’espace de la scène ? Quelles caractéristiques, ce personnage virtuel partage-t-il avec les personnages incarnés par un acteur?
Recherche Théorique
La notion de performativité sur laquelle nous travaillons depuis quelque temps à partir des recherches de R. Schechner, J. Butler, P. Auslander et R. Goldberg, n’a pas encore été appliquée dans le domaine des arts de performance impliquant des personnages virtuels. Or dans ce contexte qui associe réel et virtuel, elle prend d’autres sens dont on peut observer des effets excédant largement le strict domaine de l’esthétique et affectant globalement la sensibilité de notre époque. Divers ouvrages théoriques traitent de la notion de présence dans les arts de performance mais qu’est-ce qui crée le sentiment de présence d’un personnage virtuel ? Il nous faudra donc nous pencher sur les notions de « présence », de « personnage », de « virtuel » et de « réel » que nous tenterons de définir à partir de l’analyse de divers spectacles sélectionnés dans la banque que nous avons constituée au cours de notre recherche précédente. D’un point de vue théorique, notre réflexion devra faire appel aux théories de la réception et de la communication et à des approches médiologiques.
Articulation des axes de recherche, approches méthodologiques
L’actuel projet se décline en trois axes interconnectés : Celui des technologies et de leurs manifestations, utilisation, repérage (Poissant, Féral) ; celui du corps réel/virtuel (Martin, Febvre) ; celui du son/ musique (Maurin, Bovet).
1. Les technologies : Transferts des arts médiatiques aux arts vivants et des arts vivants aux arts médiatiques (Féral, Poissant).
Le recours aux arts médiatiques occupe une place importante pour qui veut comprendre l’évolution actuelle des arts vivants (interfaces de toutes sortes, écrans, projections, dispositifs de téléprésence). En parallèle, dans le domaine des arts médiatiques, l’influence des arts vivants (comme modèle opératoire) n’a cessé d’alimenter les recherches comme références et lieux où sont cristallisés des savoirs essentiels sur le corps, ses limites et ses possibles. Produire un effet de présence implique une réhabilitation de diverses stratégies et savoir faire parfois très anciens. Cela implique aussi l’éveil de nouvelles formes de sensorialité, à travers l’interactivité et la réactualisation de la présence du corps dans le processus de réception des œuvres. Le retour de la corporalité modifie les jeux de rôle, la scénographie, le caractère de « performance », la relation au spectateur et la rencontre avec le public. Cette perspective sur les conditions et les effets de cette rencontre entre ces deux formes d’art a été fort rarement examinée en profondeur. Les rôles d’artiste et de spec-acteur que l’on appelle aussi « alteracteur » se trouvent bouleversés. Nous confronterons ainsi des œuvres (P. Sellars, R. Wilson, E. LeCompte, M. Lemieux, Mark Reaney, Marianne Weems et The Builders Association, JoAnn Akalaitis, Anne Bogart, Julie Taymor, Lee Breuer, Escalator Repair Service, Arunson, John Gesurun, La Fura dels Baus, D. Marleau, R.Lepage) à d’autres (David Rokeby, Christa Sommerer, Laurent Mignonneau, Robert Saucier, Maurice Benayoun, Symbiotica, Diana Dominguès, Catherine Ikam, Ted Krueger entre autres) pour mettre en lumière comment les unes et les autres ont mis au point des dispositifs qui introduisent de nouvelles interfaces et donc d’autres façons de se relier à l’œuvre et, dans certains cas, de la faire advenir. Nous mettrons ainsi en lumière les formes les plus éloquentes de ces arts hybrides « qui instaurent une nouvelle réalité ». Seule une étude comparative de cette ampleur nous permettra de suivre les processus d’évolution et de souligner la part que les arts médiatiques et les arts vivants jouent dans ce tableau.
2. Le corps et son « effet de présence » (Martin, Febvre, Féral).
Avec l’influence des nouvelles technologies et des champs d’études en somatique, le corps tant dans les arts vivants que dans les arts virtuels devient un champ de recherche et d’expérimentation sans limite. En effet, les explorations vont du microscopique (perception subtile du mouvement intérieur) au macroscopique, où le dialogue avec la gravité, la bascule du corps, la présence totale au mouvement (telle que théorisé par Maria Leao), et l’exploration d’une sensorialité ouverte et multiple s’installe au coeur de la recherche et des œuvres (Rubberbandance, Jan Fabre, Myriam Gourfink, etc.). Divers dispositifs scéniques ou de nouveaux « partenaires » assistés par ordinateur viennent renouveler et modifier la notion de chorégraphie. Équipé de senseurs ou d’actionneurs, le performeur contrôle des effets sur l’espace scénique (projections, musique, éclairages, etc). Il est amené à interagir avec des partenaires virtuels auxquels il se relie par télé présence ou avec le jeu de performeurs projetés. On a ainsi vu apparaître toute une série de productions où des superpositions, de corps et d’écran, permettent de rendre divers degrés de présence (Holy Body Tatoo, N+N Corsino, Isabelle Choinière, Sally Jane-Norman, etc). Mais dans tous les cas, le corps demeure au centre des actions, des investigations et des interrogations ; corps réel, virtuel ou extensionnel. Ici le corps et la danse deviennent autres, pluriels, terrain d’échange travaillant à de nouvelles virtuosités et à de nouveaux champs de représentation, et non plus uniquement objet du spectaculaire. La problématique « corps réel/corps virtuel » demeurera donc au centre de cette recherche; jeu de présence et d’absence, suspension du corps, matérialisation/dématérialisation, etc. En quoi le virtuel, qui demeure un corps représenté, diffère-t-il du corps en peinture, en photographie, en danse ou en théâtre? Dans quelle mesure peut-on parler de vraisemblance ou encore d’hyperréalisme? En fait, de quel corps s’agit-il? A quoi fait-il référence? Dans quelle mesure est-il ou n’est-il pas coextensif du corps de chair, corps jusque là conditionnel pour la danse et la performance? Autant de questions qui seront parcourues à travers l’analyse d’œuvres et de discours choisis (notamment ceux de P. Ardenne, F.A. Miglietti et de N. & N. Corsino).
3. Présences sonores (Bovet, Maurin).
Sous ce rapport [de la présence sonore], nous souhaitons nous interroger sur le déploiement des signes musicaux et vocaux dans des environnements visuels et physiques qui en accentuent la performativité. Dans la tradition occidentale, l’épistémè de la voix humaine relève d’une métaphysique de la présence : véhicule de la parole, la voix vive atteste la vérité de la présence du sujet. Mais qu’advient-il cependant de ce fondement ontologique dans le nouveau paradigme esthétique de la performativité, où le recours aux interfaces visuelles et sonores permet de moduler, distancier, voire dissocier totalement la voix du corps, et néanmoins, en l’absence de tout ancrage organique, continuer à la faire entendre ?
Pour répondre à cette question, nous nous pencherons sur les réseaux sémantiques et esthétiques induits par les dispositifs de traitement virtuel de la voix dans un certain nombre de spectacles relevant de différents arts de la performance (théâtre, danse, opéra), dans le but d’exemplifier les notions théoriques d’interface et d’interpénétration (du réel, de l’artificiel et du virtuel) qui sont au fondement de la programmation de recherche. Il s’agira, dans un premier temps, de recenser les usages et les fonctions performatives des divers modes de médiatisation de la voix, tels le micro (de plus en plus courant, voire banalisé dans le cas de la danse-théâtre), la réverbération, la voix off, la voix over. Puis, dans un second temps, il s’agira d’analyser les modalités d’inscription plastique et rythmique de ces dispositifs vocaux dans l’espace-temps de la performance. Sous ce rapport, nous étudierons d’abord les modalités d’insertion du système de la voix dans le système global de l’écriture sonore du spectacle (à savoir son interpénétration avec les systèmes de la musique et du bruitage), puis, ses modalités d’insertion dans l’environnement visuel et physique du spectacle, afin de déterminer les différents types et degrés d’effets de présence qui en résultent. Nous pourrons alors mieux identifier ce qui, dans la dématérialisation artificielle ou virtuelle de la voix, contribue à installer le sentiment d’absence et ce qui, au contraire, permet de préserver, de recréer, voire d’intensifier le sentiment de présence : effets de proximité acoustique, de richesse harmonique, de densité, d’amplitude, etc. Afin de pouvoir rendre compte adéquatement des processus de création aussi bien que de réception de ces effets, nous travaillerons les œuvres de Lepage, Vasconcelos, Brassard, Marleau, Girard mais aussi, plus largement, celles de Sellars, Wilson, Françon.
Par ailleurs, dans le domaine de la musique et de l’opéra, de nombreux metteurs en scène de théâtre ont travaillé à l’opéra : Strehler, Chéreau, Lavelli, Serban, Sellars, Wilson, A. Ronfard, Denoncourt, Lepage, et en France, parmi la nouvelle génération, Braunschweig, Nordey, Calvario. Ils ont eux aussi importé des effets relevant du multimédia, qu’il s’agisse d’une sonorisation exogène des récitatifs dits au micro (La Flûte enchantée de Robert Wilson) ou de projections d’images, tant dans les œuvres du répertoire (La Damnation de Faust de Lepage, Saint-François d’Assise de Sellars) que dans les créations (The Death of Klinghoffer et El Niño de John Adams et Sellars). Preuve que l’opéra est lui aussi à l’affût des avancées technologiques contribuant à enrichir sa nature d’art éminemment multidisciplinaire. Parallèlement, on a peut-être sous-estimé ce que l’art de la performance doit à la musique (cf. Robert Ashley, Laurie Anderson, François Ribac) et la manière dont s’est renouvelée une partie de l’expérimentation scénique grâce à la collaboration de compositeurs et de vidéastes (Steve Reich et Beryl Corot) ou de compositeurs et d’artistes visuels mettant l’accent sur la technologie (Philip Glass et Jerome Sirlin, Pascal Dusapin et James Turrell). Sous ce rapport, nous souhaitons nous interroger sur le déploiement des signes musicaux et vocaux dans des environnements visuels et physiques qui en accentuent la performativité.